Chapitre Premier
Le Grand Maître Armadérien était assis à sa table de travail. Grand, maigre, il avait un visage étroit en partie dissimulé par le capuchon de sa robe de tissu noir. Les derniers rayons du soleil couchant qui pénétraient par une étroite fenêtre, éclairaient la petite pièce voûtée. Sur la table, son unique meuble, une grosse sphère brillante taillée dans ce qui semblait être un cristal ou un quartz, reflétait de ses multiples facettes la faible lumière du jour mourant. Le Grand Maître fixait le globe de ses yeux gris avec intensité. Le bruit de la porte qui s’ouvrait lui fit relever la tête. L’arrivant était jeune. Lui aussi portait une robe noire avec un carré blanc dessiné à l’emplacement du cœur. Incrusté au sommet de son front, son cristal luisait, réfléchissant une faible lumière. Des cheveux châtains coupés courts entouraient un visage aux traits fins. À l’origine ses yeux étaient marrons mais ils avaient pris une couleur de miel. C’était un des effets du cristal d’éclaircir l’iris. Il y en avait bien d’autres, plus importants que le jeune disciple découvrait au fil des jours.
— Vous m’avez fait mander, vénéré Maître.
— Entrez, frère Paul. J’ai une triste nouvelle à vous apprendre.
Il croisa ses mains qu’il avait longues et fines, laissant retomber ses larges manches.
— Votre frère aîné a été tué dans une embuscade tendue par les Godommes qui ont rompu la trêve et sont partis de nouveau en guerre contre le roi Johannès.
— Cette mort m’attriste fort, vénéré Maître, mais le cristal me l’avait annoncée et mon âme a pu se préparer.
— Je dois encore être messager de malheur. Votre père, messire de Gallas est gravement malade et il n’a plus que vous comme fils. Comme il en a le droit, il demande que vous retourniez à la cour du roi pour prendre la place de votre frère.
— Mais, vénéré Maître, j’appartiens à l’Ordre du Cristal et je souhaite rester ici. Mon esprit commençait à s’ouvrir et je pouvais déjà suivre simultanément les agissements de dizaines de nos frères et sœurs.
Le Grand Maître secoua lentement la tête, la mine navrée.
— Croyez, frère Paul, que je regrette cette exigence autant que vous mais vous devez obéir à votre père.
Un discret soupir s’échappa de sa poitrine.
— Je ne vous cacherai pas que je fondais de grands espoirs sur vous et je pouvais espérer que vous me succéderiez le moment venu. Vous aviez fort bien compris que notre rôle est de former les cristaux qui sont ensuite remis aux jeunes nobles. Cela demande patience, soin et une concentration psychique qu’il est rare de rencontrer chez nos frères. Les cristaux sont utiles à nos chevaliers qui défendent le royaume car ils augmentent la force des muscles et la vitesse des réflexes. C’est grâce à eux que nous avons toujours repoussé les invasions des barbares. Souvenez-vous de vos premières leçons et vous tirerez le meilleur parti du cristal.
— Ne suis-je pas plus utile ici que sur un champ de bataille ? Vous savez que je n’aime guère les grands combats que je juge souvent ridicules.
— Comme vous, je me dois d’obéir aux lois de notre pays. Vous partirez demain à l’aube pour Fréquor, notre capitale. Vous savez que nul ne connaît l’emplacement de notre monastère. À votre retour, vous serez certainement harcelé de questions auxquelles vous ne devrez répondre.
— J’en fais le serment !
Un discret sourire étira les lèvres minces du Père.
— Cette promesse vous sera d’autant plus facile à tenir que certains de vos souvenirs s’effaceront à mesure que vous vous éloignerez de notre abbaye. Ne vous inquiétez donc pas de cette amnésie partielle. Je regrette de vous faire oublier certaines de vos capacités qui doivent rester secrètes mais notre sécurité et celle du cristal est à ce prix.
Paul de Gallas pensa avec tristesse à ses amis du monastère, surtout à frère Benoît et à sœur Asmarande.
— Ainsi, je ne pourrai plus communiquer avec mes amis ni vivre dans la communauté.
— Je sais que je vous demande un immense sacrifice. Toutefois, vous connaissez notre règle de la discrétion. Votre perte sera bien triste pour nous. Ma pensée vous accompagnera partout où vous irez.
Un sourire chaleureux et nostalgique étira éclaira le visage du grand maître.
— Allez mon fils, il vous faut partir sur-le-champ. Vous prendrez les affaires avec lesquelles vous êtes arrivé mais n’emmenez rien d’autre et que le cristal que vous portez, vous donne force et sagesse. Vous trouverez une monture dans nos écuries.
Au lever du soleil, Paul de Gallas franchit la porte du château.
Avant de stimuler sa monture, il se retourna une dernière fois pour contempler la forteresse. Ses murailles ocres s’intégraient parfaitement à la montagne contre laquelle elle était édifiée. Dès qu’il s’en éloignerait, il savait qu’elle ne serait plus visible. Pour l’instant les rayons solaires faisaient briller les fragments de quartz que contenaient les pierres. Il poussa un soupir à l’idée qu’il ne reverrait sans doute jamais ce lieu hospitalier puis il éperonna sa monture qui partit au grand galop de ses six pattes.
*
* *
Après une semaine de voyage, Paul de Gallas arriva à Fréquor. Il se sentait mal à l’aise et agitait souvent la tête. À mesure qu’il approchait de la ville, ses souvenirs s’estompaient. C’étaient des pans entiers de sa mémoire qui disparaissaient dans un flou cotonneux. Une très désagréable impression !
Au pas lent de sa monture, il franchit la porte de la ville gardée par deux sentinelles nonchalantes. Dans la rue principale qui menait au château, régnait une vive activité. Les passants étaient nombreux, se bousculaient parfois, tandis que les artisans et boutiquiers hélaient le chaland qui passait à leur portée.
Toute cette agitation faisait tourner la tête de Paul après deux années passées dans le calme du monastère. Il fut content d’arriver au château. La garde y était plus vigilante qu’à l’ordinaire et une sentinelle lui barra le chemin. Bien qu’il se fut nommé, Paul dut attendre l’arrivée de l’officier de service.
— Le roi est parti en campagne mais monseigneur le dauphin est resté ici.
— Faites-moi annoncer.
Dix minutes plus tard, un page l’introduisit dans les appartements du dauphin. Karlus était un grand jeune homme assez maigre et au thorax peu développé. Rien d’un athlète ! Il avait un visage ouvert et ses yeux noirs pétillaient d’intelligence. Il se leva pour donner l’accolade à l’arrivant.
— Paul, je suis très heureux de te revoir.
Son visage s’assombrit quand il ajouta :
— Je sais les tristes circonstances qui t’ont ramené ici. J’avais beaucoup d’estime pour ton frère et je dois encore te dire que ton père est mort il y a trois jours. Ses obsèques ont été célébrées hier.
Il se tut pour laisser son ami à sa peine et il détourna la tête pour ne pas voir la larme qui glissait sur la joue de Paul. Il agita une petite cloche d’argent et un page entra aussitôt.
— Porte-nous à boire et que le dîner soit servi ici pour deux personnes.
Devançant la protestation de Paul, il ajouta :
— Je tiens absolument à ce que tu restes avec moi. Je suis sans doute très égoïste mais j’ai grand plaisir à retrouver le compagnon de mon enfance. Pendant dix ans, nous avons partagé nos jeux, les leçons données par des précepteurs grincheux, les exercices des maîtres d’armes. Tu étais bien meilleur que moi et, quand mon père nous regardait combattre, je sais que tu te laissais volontairement toucher pour que je ne sois pas sermonné. Enfin, nous avons subi le même jour la cérémonie du cristal. Je revois encore le frère dans son froc noir. Nous nous sommes agenouillés devant lui et il a posé le cristal sur notre front. Il avait à peine la taille d’un petit pois mais il causait une vive douleur. J’ai bien cru perdre connaissance et je me serais effondré si tu ne m’avais pas soutenu.
Ces souvenirs amenèrent un pâle sourire sur les lèvres de Paul.
— Je dois te dire que ton départ pour le monastère m’a arraché des larmes. Parle-moi de ton séjour là-bas.
Le dauphin ajouta aussitôt :
— Non, excuse-moi, on t’a certainement demandé le secret.
— C’est exact mais je n’ai aucun mérite à respecter ma parole car mes souvenirs se sont effacés à mesure que je m’éloignais de l’abbaye.
— C’est très certainement un effet du cristal. Que vas-tu faire maintenant ?
— Mon devoir est de rejoindre l’armée, soupira-t-il, bien que la guerre ne soit pas mon occupation favorite.
— Je le sais, sourit Karlus. Au grand désespoir de mon père, ni toi ni moi n’avons participé aux tournois qu’il affectionne particulièrement. C’est la raison pour laquelle il m’a laissé ici avec la charge de la régence du royaume.
Deux serviteurs apportèrent une table et des plats. Avec rapidité, ils furent pourvus d’une assiette emplie de tranches de viande. Ils mangèrent en silence puis quand ils furent de nouveau seuls, Karlus murmura :
— Je souhaite te charger d’une mission. J’ai besoin d’un observateur lucide et impartial qui me fasse un rapport exact sur les forces ennemies et le déroulement de la campagne. Mon père est un brave chevalier mais il n’a rien d’un stratège tout comme le connétable de Norvak. Aussi, j’appréhende les résultats du conflit. Si tu en as l’occasion, fais-moi porter un message. Tous les détails peuvent m’être utiles. Enfin, prends garde à toi. Je tiens absolument à te voir revenir.